"Race": de l'abus des mots à la peur des mots
Par Pierre-André Taguieff (Tribune), publié le 29/06/2018 à 17:30
Le Philosophe Pierre-André Taguieff analyse le vote de la suppression du mot "race" de la Constitution par les députés.
Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées, est l'auteur de nombreux livres sur le racisme, depuis La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles (1988), ouvrage de référence traduit en plusieurs langues. En septembre prochain, il publiera un nouveau livre sur la question : "Race" : un mot de trop ? (CNRS Éditions), dans lequel il revient sur les avatars de la "race" depuis le XVIIIe siècle. L'Express a posé à l'historien la question : "A-t-on raison de retirer le mot "race" de la Constitution (article 1er) ?", comme l'on voté les députés lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle en commission mercredi. Le philosophe a répondu à L'Express par cette mise au point qui clarifie le débat, sans s'interdire quelques pointes bien personnelles sur des idées reçues et des illusions répandues dans certains milieux antiracistes.
Je pense qu'il y a une erreur de principe à vouloir adapter cet article capital de la Constitution aux croyances dominantes de l'époque présente, qu'elles s'habillent du savoir scientifique ou se réduisent à des modes idéologiques. Le projet de supprimer le mot "race" de la Constitution a été formulé clairement, au début des années 1990, par le biophysicien Bernard Herszberg, et a donné lieu à un important colloque qui s'est tenu les 27 et 28 mars 1992 au Palais du Luxembourg et à la Sorbonne, auquel j'ai moi-même participé, en compagnie de nombreux chercheurs et universitaires de toutes les disciplines. Avec Étienne Balibar et Chantal Delsol notamment, j'ai clairement argumenté contre la suppression du mot "race", tout en reconnaissant l'existence d'un problème. Du côté "éliminativiste", le consitutionnaliste Olivier Duhamel a proposé cette reformulation : "La République assure l'égalité devant la loi sans discrimination de quelque nature que ce soit." Mais ces débats de haut niveau n'ont abouti à aucune proposition consensuelle. Vingt-six ans plus tard, l'alignement sur la position la plus extrême (1) semble avoir suscité une homogénéisation des opinions sur la question, au moins àl'Assemblée nationale, en faveur de la suppression du mot "race".
Supprimer le mot "race", un acte magique préventive
Concernant le vote du 27 juin 2018, je crois qu'il prend son sens dans un contexte qu'on peut brièvement caractériser. Depuis longtemps, en France, l'antiracisme est divisé, soumis à des instrumentalisations politiques ou communautaristes diverses, mais il est surtout en panne d'idées et de projets cohérents. Dans certains milieux militants on observe le désir d'une mobilisation unitaire, qui se heurte cependant aux clivages idéologiques existants et à la concurrence des associations. D'où la recherche du plus petit dénominateur commun, qui n'a pu aboutir qu'autour de la criminalisation d'un mot, celui de "race". C'est assurément le consensus antiraciste le plus facile à établir : choisir un mot aux connotations négatives, le traiter comme une victime émissaire et appeler à son élimination. Le spectacle est amusant : tant de belles âmes farouchement unies contre un gros mot supposé dangereux, un mot souillé et porteur de souillure. Étrange unanimité contre le mot tabou, le mot obscène, dont l'expulsion du texte constitutionnel paraît rendre enfin possible la communion des élus de la République. Mais il ne s'agit que d'un acte magique : supprimer le mauvais mot pour supprimer la mauvaise chose. Un acte de magie préventive, qui suppose que le Mal peut revenir tel qu'on l'a connu dans le passé, avec son langage raciste et ses doctrines raciales. L'antinazisme machinal reste la figure dominante de l'antiracisme commémoratif.
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