Ce que Macron a dit au groupe Bilderberg en 2014
23h45 , le 2 décembre 2017 Par Laurent Valdiguié
Le Bilderberg réunit chaque année des personnalités occidentales de la politique ou des affaires. Emmanuel Macron a participé en 2014 au club le plus fermé du monde.
A peine Edouard ¬Philippe nommé à Matignon, en mai 2017, la "complosphère" s’est déchaînée : la France était tombée sous le contrôle de la "maçonnerie mondialiste". Motif ? Le nouveau Premier ministre avait participé au Bilderberg 2016, en ¬Allemagne. L’information figure d’ailleurs sur la notice Wikipédia de l’ancien maire du Havre. Le Bilderberg? Le club le plus fermé au monde. Le plus secret aussi. Le lieu où des présidents américains et européens sont conviés avant leur élection. Un terrain de débats confidentiels entre politiques, dirigeants de multinationale et agents secrets… Chaque printemps, la centaine d’invités converge vers un hôtel de luxe privatisé. Chefs d’Etat, ministres, patrons de banque, PDG de multinationale, militaires, universitaires ont été priés de venir seuls, sans conjoints, sans assistants ni gardes du corps. L’hôtel est sous haute protection et les échanges se déroulent sous la règle de Chatham House, un vieux code éthique de la diplomatie britannique qui interdit de rendre publiques les identités et les propos des autres invités. Durant ces trois jours, ils vivront en vase clos. Objectif? Discuter entre spécialistes sur la marche du monde. Rien que ça…
"Dès notre arrivée, on insiste sur la confidentialité absolue", raconte Bruno Tertrais, expert en géopolitique, ravi d'avoir été "choisi" pour assister à la réunion de juin en Virginie, aux Etats-Unis, mais mutique sur le contenu des débats. Tout juste sait-on qu'il a été question de "la Russie dans l'ordre international", de la Chine, du Proche-Orient, de la mondialisation, de "la guerre de l'information" et "de la progression des populismes". Depuis juin, aucun des 129 invités n'a parlé. "Pour résumer ces trois jours en une phrase, je dirais que les Européens présents ont découvert, assez médusés, le nouveau visage de l'administration Trump", confie un participant.
Pour résumer ces trois jours en une phrase, je dirais que les Européens présents ont découvert, assez médusés, le nouveau visage de l'administration Trump
Premier constat, ce mini-Davos en eau profonde mixe trois univers. Un premier tiers d'invités sont des politiques du bloc atlantique, européens et américains. Sept futurs ou anciens Premiers ministres français s'y sont rendus : ¬Laurent Fabius, Alain Juppé, Michel Rocard, Dominique de Villepin, François Fillon, Manuel Valls et Edouard Philippe. Le deuxième tiers vient du monde de l'économie : des dirigeants d'organisations financières comme le FMI ou la Banque mondiale (DSK et Christine Lagarde y sont allés à plusieurs reprises), mais aussi des banquiers, des capitaines de la vieille industrie et des patrons de la nouvelle économie. Bill Gates (même s'il ne l'a jamais confirmé) a participé à la réunion du printemps 2010 à Sitges, en Espagne. Le dernier tiers d'invités est un cocktail dit d'"intellectuels", mêlant des universitaires, des militaires, des espions et des journalistes capés de médias "amis". Ces derniers, plus encore que les autres, sont priés de garder le silence. Nathalie ¬Nougayrède, quand elle dirigeait Le Monde, a été invitée, comme son prédécesseur Erik Izraelewicz. Etienne Gernelle, l'actuel directeur du Point, a été convié en même temps que Patricia Barbizet, bras droit de François Pinault, le propriétaire de l'hebdomadaire. En juin, François Lenglet, le Monsieur Economie de RTL et de France 2, a fait le voyage en Virginie. "C'était intéressant", admet-il, très soucieux, lui aussi, de ne pas trahir le code de Chatham…
Autre coquetterie, pendant ces trois jours, tous les invités, quelle que soit leur fonction ou leur fortune, seront installés par ordre alphabétique. Sans aucun protocole particulier. La première réunion a eu lieu au printemps 1954, dans un hôtel isolé d'Oosterbeek (Pays-Bas), le Bilderberg, qui va donner son nom au club. L'histoire officielle attribue l'idée à un diplomate polonais en exil, Joseph Retinger, qui rallie le prince ¬Bernhard des Pays-Bas, puis deux Français, le patron de la SFIO Guy Mollet et le ¬ministre des Finances Antoine Pinay, au projet de monter un "forum" dans le but de "raviver" les relations avec les Etats-Unis. Une initiative uniquement "diplomatique"? Pas vraiment.
La CIA pour marraine
Joseph Retinger, selon des archives américaines déclassifiées, était en fait un des poissons-pilotes de la CIA en Europe. Le Bilderberg a donc eu comme marraine la puissante agence américaine. "Il faut se remettre en tête le contexte des débuts. C'était la guerre froide. Nous faisions la guerre aux Soviétiques et nous vivions avec des scénarios de guerre nucléaire mondiale." Chevalière au doigt, Thierry de Montbrial, commandeur de la Légion d'honneur, dirige l'Ifri (Institut français des relations internationales) et a été pendant quarante ans un des "papes" du Bilderberg. "J'ai été nommé au steering committee [comité directeur] en 1974, à l'âge de 31 ans, en remplacement de Wilfrid Baumgartner, ancien gouverneur de la Banque de France, qui y siégeait avec le baron Edmond de Rothschild, raconte cet ancien professeur d'économie à Polytechnique passé par le Quai d'Orsay. A part Kissinger ou Rockefeller, je crois que je suis un de ceux qui ont participé au plus grand nombre de réunions."
Le comité sélectionne chaque année deux participants français. Apparemment, le futur président Pompidou avait été invité, mais rien n'indique en quelle année. "En tout cas avant mon arrivée, probablement à l'invitation d'Edmond de Rothschild, qui avait été son employeur", glisse Montbrial. L'existence même des réunions est restée secrète jusqu'à la fin des années 1960, et la liste des invités, jusqu'en 2012. "Forcément, le KGB ¬devait s'intéresser à leurs échanges, confie Raymond Nart, un des anciens patrons français du contre-espionnage du temps de la guerre froide. Mais nous, à la DST, on ne les surveillait pas particulièrement."
Avant d'être élu, Mitterrand n'avait qu'un goût limité pour la politique étrangère. Et puis les Américains le prenaient pour le diable…
A la fin des années 1970, le club a failli mettre la clé sous la porte, quand le comte Bernhard a été accusé d'avoir perçu des pots-de-vin de l'américain Lockheed pour favoriser un marché avec l'armée néerlandaise. "L'année qui a suivi le scandale, il n'y a pas eu de réunion ¬Bilderberg, puis les choses sont rentrées dans l'ordre", raconte Montbrial, qui de 1974 à 2014 a pris place à la lettre M, juste à côté du N pour Nederland, c'est-à-dire de la reine des Pays-Bas. En 1975, à Izmir, en Turquie, une autre dame fait son apparition : Margaret Thatcher, qui prendra les rênes du Royaume-Uni en 1979. Au Bilderberg, il n'est pas rare que les invités politiques soient de futurs chefs d'Etat ou de gouvernement. Bill Clinton se rend à la réunion d'Aix-la-Chapelle, au printemps 1991. "Nous avons aussi eu Helmut Kohl, qui ne parlait ni français ni anglais, se souvient Montbrial. Avant lui, Helmut Schmidt était venu également. Quelqu'un de très simple, très direct. Il nous avait prévenus qu'en cas de bombe nucléaire russe sur Hambourg, c'était la capitulation immédiate." Exactement le genre de propos qui, s'ils avaient été rapportés, auraient fait le tour du monde et provoqué un tollé. Angela Merkel et Tony Blair ont été conviés eux aussi.
Coté français, la liste des politiques ¬réserve des surprises. Giscard, par exemple, n'a jamais été invité. Mitterrand non plus. "Avant d'être élu, il n'avait qu'un goût limité pour la politique étrangère. Et puis les Américains le prenaient pour le diable…" Montbrial avance une autre explication : son très mauvais anglais. De même, ni Chirac ni Sarkozy n'ont été cooptés. "On ne les imagine pas assis pendant trois jours, justifie Montbrial. Nous avons toujours choisi des personnalités qui avaient un intérêt pour une réflexion approfondie, capables d'écoute et d'empathie pour les raisonnements des autres." Bref, outre les questions de langue, les profils de ces quatre présidents ne convenaient pas au "club". A gauche, Thierry de Montbrial n'a pas hésité à inviter des personnalités qu'il jugeait plus "compatibles", comme Fabius et Rocard, sans que ceux-ci soient pourtant des "champions d'anglais". "Rocard, on avait effectivement du mal à le comprendre", admet Montbrial, qui reconnaît que le choix de ses invités français répondait à "une certaine proximité d'idées" : "Il faut un public homogène, que nous ayons tous des codes en commun." Longtemps, le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière a, lui aussi, fait partie du comité de sélection. "Il s'occupait également de trouver des fonds pour financer les réunions", glisse Montbrial.
Echanges musclés
Avec la fin de la guerre froide, le ¬Bilderberg est entré dans une nouvelle ère. Même eux, les experts convaincus que le système économique soviétique était en voie d'effondrement, sont tombés des nues en 1989 à la chute du Mur. "J'avoue, dit Montbrial, qui a l'air de s'en vouloir un peu. Dans les années qui ont suivi, on a essayé d'inviter au Bilderberg des gens venus de l'Est, mais cela n'a pas pris." Le club est resté atlantiste. Même si, entre alliés, l'amitié n'exclut pas les échanges musclés.
"J'étais là en mai 2003, à la réunion organisée à Versailles, quand Villepin a fait une tirade magistrale aux Américains contre l'intervention en Irak", se souvient Jean-Louis Gergorin, ancien du Quai d'Orsay. Aucun enregistrement ne peut témoigner des mots échangés entre l'ancien ministre français des Affaires étrangères et le secrétaire adjoint à la ¬Défense de l'équipe Bush, Paul Wolfowitz. Mais Thierry de Montbrial l'assure : "Je n'avais jamais assisté à quelque chose d'aussi tendu."
Depuis 2012, un autre Français veille sur les invitations : Henri de Castries, ancien patron d'Axa, préside le ¬Bilderberg. "La guerre froide passée, les débats se sont centrés sur le monde des affaires", explique Jean-Louis Gergorin. "Il est aussi beaucoup question de terrorisme, mais sur ce sujet tout le monde est assez d'accord. Ces dernières années, les thèmes tournent autour de la montée en puissance de la Chine, de l'environnement, des nouvelles technologies", souffle François Heisbourg, spécialiste de géopolitique et invité à plusieurs reprises.
Sur les questions de géopolitique, ce n'est rien de plus qu'un colloque de haut niveau
Sur le terrain de la politique française, Henri de Castries estime que le club a "eu du nez pour détecter les talents" : Manuel Valls, simple député-maire, a été invité en 2008, la même année que Jean-Pierre Jouyet, fidèle de François Hollande et actuel ambassadeur de France à Londres, malgré son anglais "déplorable". François Fillon est venu en 2013, en compagnie de Valérie Pécresse. "Fillon a fait une intervention brillante", se souvient Henri de Castries, sans vouloir en déflorer le sujet. Jean-François Copé, alors porte-parole du gouvernement, avait été invité en 2003 quand lui aussi faisait figure de jeune pousse prometteuse. "Je suis le contre-exemple de l'invité qui devient ensuite Premier ministre", ironise l'intéressé, qui se souvient d'"un colloque intéressant". Edouard Philippe a reçu non pas un mais deux cartons d'invitation, en 2015 et en 2016, quand il n'était que simple maire du Havre. "C'est moi qui l'ai proposé, confie Henri de Castries. Comme maire, il avait développé des idées intéressantes."
En 2015, les débats secrets ont eu lieu à Telfs-Buchen, en Autriche, dans un hôtel d'altitude. Edouard Philippe était là avec le président autrichien en exercice, l'ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso, l'Italien Mario Monti, le Premier ministre belge Charles Michel, la reine des Pays-Bas, le secrétaire général de l'Otan… Des patrons de journaux prestigieux, le Washington Post, l'Economist et le Financial Times, profitaient aussi de la vue sur les Alpes, aux côtés d'un ancien patron de la CIA, du chef des services secrets danois et, pour la France, de Patrick Calvar, qui dirige alors la DGSI, la sécurité intérieure. Alain Juppé avait également fait le voyage, ainsi que Laurence Boone, alors conseillère économique de François Hollande à l'Elysée. L'année suivante, dans un lieu un peu plus austère, à Dresde, en Allemagne, le maire du Havre a été invité avec ¬Laurent Fabius, à peine nommé à la tête du Conseil constitutionnel.
De quoi ont-ils parlé? Motus. "C'est un colloque de haut niveau, mais sans secrets d'Etat", assure Jean-François Copé. Sur Internet pullulent pourtant les thèses d'un "gouvernement secret du monde". Le "club" serait une sorte de conseil d'administration occulte, réunissant l'espace d'un week-end les dirigeants du bloc occidental et libéral. Un "fait" taraude les complotistes, qui raisonnent sur des coïncidences : le Belge Herman Van Rompuy a été nommé à la tête du Conseil européen, fin 2009, cinq jours après son passage devant le comité directeur du ¬Bilderberg. Une audition aux allures d'"examen de passage"? "N'importe quoi", soupire Henri de Castries. "Ces théories sont complétement bidon", assure François Heisbourg. "Cela n'a aucun sens", insiste Montbrial. Même réaction de son successeur : "Il ne se décide absolument rien lors de ce week-end", certifie Castries. "Ce sont des gens qui connaissent bien leur sujet et exposent leur point de vue", constate François Lenglet. "Sur les questions de géopolitique, ce n'est rien de plus qu'un colloque de haut niveau", juge Bruno Tertrais.
Le code de Chatham
Quoi qu'il en soit, le secret qui entoure les discussions fonctionne comme du charbon dans la locomotive à fantasmes, antiaméricains, antimédias et antimondialisation. Henri de Castries défend malgré tout la confidentialité : "C'est la règle du jeu. Tout n'a pas besoin d'être dit sur tout et partout", plaide-t-il, au risque de renforcer la méfiance. "La règle de Chatham permet des interventions sans langue de bois", admet Tertrais.
Sans langue de bois, la prise de parole d'Emmanuel Macron à Copenhague, au Danemark, entre le 29 mai et le 1er juin 2014, l'a été. Avant lui, seul un autre futur chef de l'Etat avait parlé devant le Bilderberg : Georges Pompidou. Ce week-end-là, celui qui était alors secrétaire général adjoint de l'Elysée est invité par Henri de Castries. Deux politiques français participent aussi à ce 62e Bilderberg : la ministre socialiste Fleur Pellerin, chargée des questions numériques, et François Baroin, représentant la droite. Dans la salle, la liste des VIP est impressionnante : les présidents de la Deutsche Bank, de Goldman Sachs, de Lazard, de Johnson Capital ou de CaixaBank, des patrons de multinationales comme BP, Shell et Fiat, un ancien patron de la NSA américaine, un ex-directeur de la CIA, le chef du MI6 britannique, des responsables de Microsoft, des ministres en exercice de plusieurs pays, le chancelier de l'Echiquier britannique (ministre des Finances), la reine consort d'Espagne.
Devant ces 130 personnes, le secrétaire général adjoint de l'Elysée a pris la parole pour dire tout le mal qu'il pensait de la politique menée par François Hollande
"Devant ces 130 personnes, le secrétaire général adjoint de l'Elysée a pris la parole pour dire tout le mal qu'il pensait de la politique menée par François ¬Hollande", se souvient l'un des participants, encore médusé de la "charge de ce jeune inconnu". Fleur Pellerin confirme. "Je n'en ai jamais rien dit à personne… Il est vrai que sur le coup j'en ai été un peu choquée, même si j'avais entendu dire qu'Emmanuel Macron se démarquait déjà de François Hollande", confie l'ancienne ministre aujourd'hui reconvertie dans le privé. Neuf jours après ce Bilderberg, le secrétaire général adjoint quitte l'Elysée. Le 10 juin 2014, il annonce qu'il souhaite "mener des projets personnels dans les domaines de l'enseignement et de la ¬recherche". Plus exactement, durant cet été 2014, le futur président cherche un poste d'enseignant à Harvard ou à Berlin.
Deux mois plus tard, fin août 2014, c'est le départ brutal d'Arnaud ¬Montebourg du ministère de l'Economie. Voilà ¬Emmanuel Macron remis en selle, ministre de François -Hollande qu'il a pourtant étrillé trois mois plus tôt à Copenhague. Mais grâce à la règle de Chatham, personne n'en a fait état. Le secret a du bon. S'il avait eu un compte rendu du Bilderberg, le président socialiste aurait-il nommé à Bercy son futur Brutus?
https://www.lejdd.fr/Politique/ce-que-macron-a-dit-au-groupe-bilderberg-en-2014-3509507
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ça laisse rêveur...