UNE CERTAINE IDÉE DE LA FRANCE
Leur France idéale : petit portrait de ce que serait le pays sans ces fâcheux qui irritent tant les "bien-pensants"
De Nathalie Loiseau utilisant Auschwitz pour délégitimer tous ceux qui ne partagent pas sa vision de l’Europe à l’analyse de Dominique Schnapper sur ces Français qui détesteraient Emmanuel Macron car il est trop brillant, les fantasmes d’une France débarrassée de toutes ces dissonances sont plus nombreux que jamais.
Atlantico : En quoi les thématiques suivantes sont-elles accusées ou instrumentalisées, dans une volonté de rétrécissement vers ce qui pourrait être considéré comme "une petite France idéale" ?
En quoi le conservatisme est-il devenu une cible privilégiée ?
Christophe Boutin : Le conservatisme est la cible privilégiée du « camp de la raison » parce que ce dernier est celui du progressisme et que le conservatisme est son absolue antithèse. Le conservatisme n’est en effet ni une réaction, qui voudrait revenir à un passé mythifié, un Âge d’or sur lequel finalement personne n’est jamais vraiment d’accord, ni un fixisme, qui interdirait toute évolution de notre bel aujourd’hui. C’est une doctrine qui pense l’homme dans un cadre d’appartenance, la Cité, sans lequel il ne serait, selon le mot célèbre du Stagyrite, qu’« une bête ou un dieu », infra ou supra-humain donc, mais en tout cas aucunement humain.
Or cette Cité qui donne tant à l’homme ne s’est pas créée par la réunion autour d’une table de quelques technocrates mêmes géniaux, et s’il y eut bien des théétètes, ces derniers n’usèrent jamais que de l’existant pour aider à structurer le corps social. On connaît la fameuse phrase de Joseph de Maistre sur la rédaction d’une constitution qui doit, dit le chambérien, uniquement répondre à ce problème : « Étant données la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d’une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent ». « Étant donné »… Il ne s’agit donc pas de créer un homme nouveau, comme dans ces pensées utopiques dont le progressisme n’est qu’un nouvel avatar, rendu plus dangereux seulement parce que l’évolution des sciences et techniques lui permet de croire approcher, par le « trans-humanisme », la liberté infinie de celui qui se serait fait Dieu.
La polémique récurrente au sujet de l’héritage, matériel ou culturel, est ici particulièrement parlante. Au-delà de la haine personnelle que le Président de la République porte à ces héritiers bourgeois qui le toisaient d’un peu trop haut à son gré dans sa province picarde, blessure narcissique qu’il ne pardonnera jamais, il s’agit pour le progressisme de couper avec toutes les traditions, considérées comme entravant le développement individuel. Pour exister pleinement, l’homme devrait s’affranchir de tous les déterminismes et, pour aider les autres à le faire, interdire toute transmission. Or ces transmissions, ces traditions, ces préjugés même parfois, dont Barrès nous rappelle qu’ils « tiennent chaud », ont été indispensables à notre propre existence en tant qu’hommes, et interdire l’accès à ce patrimoine aux générations suivantes ne vise qu’à détruire des cercles d’appartenance qui sont autant de tuteurs indispensables et de contre-pouvoirs nécessaires pour laisser des monades sans consistance isolées face au pouvoir.
Le mouvement des « Gilets jaunes », au-delà des revendications sur le pouvoir d’achat, dit aussi et surtout le malaise de ceux qui ont vu un pouvoir politique censé préserver les cadres de la Cité détruire en fait méthodiquement tout ce qui faisait leurs repères, leur cadre de vie, leurs normes de comportement ; qui se sont parallèlement vu nier, par un pouvoir culturel hégémonique et sectaire toute histoire autre que culpabilisante, toute identité autre que caricaturale ; et qui ont pris clairement conscience que ce que désire ce progressisme, ce « camp de la raison », c’est leur disparition pure et simple en tant que membres d’une collectivité, pour ne plus être que des « assujettis » - et le mot dit tout - corvéables à merci, des quantités négligeables, des biens consommables pour l’oligarchie au pouvoir. En réclamant au contraire cette continuité qui permet aux être vivants et aux structures qui les ont protégés, familles, clans, corporations, communes, régions, nations… de persévérer dans leur être, ce sont bien des conservateurs.
Edouard Husson : L’individualisme a l’initiative, dans la modernité. Il est cette extraordinaire force de corrosion de toutes les structures établies. Il suscite, historiquement, plusieurs réactions: le développement de l’Etat mais aussi le nationalisme, le socialisme et....le conservatisme. Le conservatisme n’est pas un mouvement anti-moderne: il est la capacité d’adaptation des institutions anciennes à la modernisation des sociétés. Le problème de la France, c’est que nous n’avons développé que des conservatismes incomplets. Le conservatisme du XIXè siècle n’arrive pas à se défaire de la question du rétablissement de la monarchie. Le comportement irresponsable de Philippe Egalité votant la mort de Louis XVI et la surenchère de Napoléon faisant assassiner le duc d’Enghien ont rendu impossible la réconciliation des monarchistes. Adolphe Thiers en tire la conclusion, en 1871, que “La République est le régime qui nous divise le moins” et il forge l’expression de “République conservatrice”. Mais l’obstination des républicains à vouloir éradiquer le catholicisme empêche l’émergence d’une droite républicaine, d’un conservatisme républicain opposable au radicalisme et au socialisme. Après bien des aléas, de Gaulle crée cette république conservatrice. Mais le gaullisme n’arrive pas à s’établir comme mouvement conservateur stable. Pompidou essaie bien, tout en mettant le ver dans le fruit: il fait voter le principe du quinquennat; et il fait adopter le rapport Werner sur une monnaie européenne qui pose arbitrairement le principe de la supériorité des taux de change fixes sur les changes flottants. L’idée de l’impuissance de la souveraineté nationale commence à se répandre.
Au fond, aujourd’hui, quand on dénonce votre conservatisme, on entend vous accuser de souverainiste incapable de comprendre son temps ou de catholique incapable d’accepter la laïcité et/ou l’Islam ou de républicain peu fervent. Ou les trois à la fois.
En quoi le catholicisme est-il également devenu une cible ?
Christophe Boutin : Il faudrait savoir de quel catholicisme l’on parle, et à quel moment. Le bergogliisme, qui en est l’une des formes actuelles, se combine parfois sans peine par certains aspects avec le progressisme, comme lorsque l’évêque de Rome évoque la disparition des frontières et le nécessaire accueil de l’Autre. D’aucuns diront d’ailleurs que les principes mêmes du christianisme le poussent peut-être en ce sens.
À cette approche bien peu compatible avec les défauts de la majorité des hommes s’oppose ce christianisme qui a bâti une certaine Europe – et on liera ici pour une fois, même si cela peut sembler bien rapide, catholicisme et protestantisme. Un christianisme du quotidien d’une part, irriguant la société sans la molester, et qui, sauf dans certains cas extrêmes, n’a pas été ce cilice imposé aux peuples que les Lumières et leurs successeurs ont ensuite présenté. Un christianisme défendant les valeurs de la famille, le respect de l’autorité, le respect des rites, mais aussi la nécessité du recul périodique d’avec un monde dévorant, le retour sur soi. Et d’autre part, en même temps, un christianisme d’État, avec ses cortèges de droits mais aussi ces devoirs qui s’imposaient aux titulaires de cette autorité que l’on se devait de respecter.
Ce christianisme là, qui sait fort bien que « qui veut faire l’ange fait la bête », est, comme le conservatisme, un frein au progressisme. Contrairement au christianisme mondialiste, qui ne pense qu’en termes d’humanité, il reste national – et notre gallicanisme en aura été une bonne preuve -, mais les deux se retrouvent dans un même refus de voir l’homme devenir Dieu, ce qui reste le but ultime du progressisme.
On sent derrière ces critiques du christianisme la peur qu’a ressentie une certaine gauche culturelle et médiatique lorsque la Manif pour tous a révélé l’ampleur de cette France attachée à ses racines religieuses. Depuis, tout lien entre la droite libérale et ce catholicisme décomplexé qui assume ses valeurs – du rôle de Sens commun dans LR au choix de François-Xavier Bellamy pour mener la liste de ce parti aux élections européennes - est présenté comme une insupportable « dérive » menant nécessairement aux bûchers de l’Inquisition.
Edouard Husson : L’anticatholicisme est l’un des phénomènes les plus tristes de notre histoire. Il a commencé par la propagande voltairienne, le plus gros ramassis de fake news jamais produit par un seul homme. (Il est vrai que Voltaire était assez dérangé pour imaginer qu’il pouvait à lui seul abattre l’Eglise). Lisez par exemple les extraordinaires travaux de Rodney Stark, sociologue agnostique, peu soupçonnable de partialité. Il propose une déconstruction très fines de toutes les légendes noires dont on a affublé l’Eglise catholique. La Révolution est bien fille des Lumières dans la mesure où elle a été d’abord une entreprise de démolition du catholicisme, ensuite seulement une entreprise libérale; sur ce point il faut lire le plus grand historien de la Révolution, qui ne se cachait pas d’être catholique mais a livré une oeuvre scientifiquement irréprochable:
Jean Dumont. L’anticatholicisme révolutionnaire a été terrible car l’Eglise, par ses diocèses, ses ordres, ses oeuvres, ses écoles, était la meilleure alliée des classes populaires. On n’a plus idée, aujourd’hui, de la densité des aides et des initiatives de ce qu’on pourrait appeler “l’Eglise-providence”. Les libéraux individualistes qui ont hérité de la Révolution ont largement profité de l’entreprise de pillage et de démolition des institutions catholiques dans les années 1789-1799 pour installer un régime économique indifférent au sort du peuple. Curieusement, les catholiques français sont largement restés sur la défensive depuis deux siècles; ils n’ont pas su démolir la propagande qui les visait régulièrement pour annoncer ou légitimer les coups de boutoir qu’on leur portait. On a laissé s’installer dans les têtes une calomnie systématique, dont même des gens de bonne foi ne sont pas indemnes: vous aurez beau citer le pillage des biens de l’Eglise en 1789, la persécution des prêtres réfractaires de 1790 à 1800, le démocide des Vendéens entre 1794 et 1799, l’expulsion des congrégations en 1905, la purge des cadres militaires qui a privé l’armée française, en 1914, de certains des plus remarquables de ses officiers, on vous expliquera toujours que l’Eglise a été, est et sera une menace.....C’est un réflexe de ce type qui joue contre Bellamy.
En quoi l'antisémitisme est-il instrumentalisé, aussi bien dans le contexte des Gilets jaunes que dans le débat européen ?
Christophe Boutin : Instrumentalisé, il l’est manifestement, et d’ici les élections européennes nous battrons sans doute tous les records de « points Godwin », ces distinctions qui récompensent la « reductio ad hitlerum » par lesquelles le « camp de la raison » entend discréditer ses adversaires et les réduire au silence en liant leur propos, par des biais plus ou moins tordus, à la mémoire du défunt chancelier. C’est le célèbre : « Hilter aimait les chiens, vous aussi, ce n’est pas par hasard » - Pierre Moscovici venant de s’illustrer hier avec brio sur ce terrain pour tenter de discréditer Coralie Delaume, spécialiste de l’Union européenne et des rapports France/Allemagne qui a le malheur de ne pas verser dans la doxa européiste.
Dans le cas des « Gilets jaunes », le ministre de l’Intérieur ayant diagnostiqué, avec sa sagacité coutumière, leurs liens avec l’« ultra droite » (nous avions jusqu’ici « l’extrême », mais personne n’y faisant plus attention, nous avons donc maintenant « l’ultra », comme pour les lessives et les dentifrices), on a cherché des preuves de leur antisémitisme. Las, il faut bien avouer que ce fut l’échec : un journaliste aurait entendu de tels propos, une banderole a un temps été aperçue… mais une insulte lancée par une personne ne fait pas l’antisémitisme d’un mouvement et la banderole a été promptement retirée… par les « Gilets jaunes » en colère.
Dans le cas de l’Union européenne, on rappellera que « l’Europe c’est la paix » après « les heures les plus sombres de notre histoire », oubliant que ce sont des nations qui ont écrasé le nazisme antisémite, des nations encore qui ont signé la paix et promu la défense des droits contre le racisme et l’antisémitisme, quand l’Union européenne, elle, a toujours été incapable d’apporter la paix, comme l’ont prouvé ses palinodies durant les guerres qui ont ensanglanté les Balkans – si ce n’est son soutien aux combattants d’un camp où le philosémitisme n’était rien moins qu’évident.
Tout un chacun le sait bien : l’antisémitisme dans la France de 2019 n’est pas le fait de néo-nazis réduits à néant, mais de tout autres groupes « culturels » dans lesquels les brutes blondes des images d’Épinal ne sont pas vraiment l’élément dominant. Et le soutien à cet antisémitisme, qui a tué il y a peu encore, ne vient pas de la droite conservatrice, mais d’une gauche qui confond politique étrangère et nationale et ressuscite ses inquiétants égarements anti-ploutocratiques du XIXe siècle.
*
Edouard Husson : Depuis la découverte des horreurs Auschwitz au plus tard , le respect des Juifs est devenu central dans notre culture politique. A vrai dire, c’est même plus ancien. L’affaire Dreyfus a montré l’extraordinaire capacité de la société française à se mobiliser contre une manipulation antisémite au sein de l’appareil d’Etat. On ignore trop, malgré les recherches historiques de Limore Yagil, que la protection des Juifs durant l’Occupation est une cause qui a rassemblé très tôt beaucoup plus de Français que la résistance à l’occupant. En fait, contre les mesures de persécution des Juifs français et étrangers par Vichy et les collaborateurs, la population française s’est silencieusement et largement mobilisée; d’une manière aussi admirable que les Danois, les Néerlandais ou les Italiens. Pourtant, un discours politique contraire à la réalité historique s’est installé dans les esprits à partir des années 1970. En particulier, en se soumettant de plus en plus à une vision allemande de la construction européenne, nos dirigeants ont accepté l’idée fausse, véhiculée par les Allemands eux-mêmes, que la culpabilité allemande dans la Shoah était partagée par l’ensemble des sociétés d’Europe.
On comprend bien que les Allemands, accablés par l’énormité des crimes nazis, aient cherché à partager le fardeau; on comprend moins que les Français soient entrés dans ce jeu-là. Ils ont laissé s’installer l’idée que l’origine du mal était les nations, forcément imprégnées d’antisémitisme. Cherchant à tout prix à légitimer des transferts de souveraineté qui n’allaient pas de soi, les dirigeants français ont pensé verrouiller le dispositif par l’affirmation de la complicité de “la France” dans les crimes nazis. C’est Jacques Chirac prononçant le discours de 1995 pour la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv où il utilise la formule, lourde de conséquences sur “la France qui a commis l’irréparable” puis qui demande, quelques minutes plus tard, en petit comité: “Est-ce que j’en ai fait assez?”. Aujourd’hui, alors que les transferts de souveraineté apparaissent clairement avoir été des choix erronés, il ne reste plus qu’une chose, l’accusation d’antisémitisme, brandie de manière irresponsable contre ceux qui tiennent à la nation.
Ne peut-on pas également voir dans ce durcissement -dans une rhétorique paternaliste (enrobée dans la notion de "passions tristes") signalant par exemple que les dépenses publiques sont importantes en France, ce qui invaliderait toute légitimité d'une contestation - une incapacité à comprendre que les contestataires sont capables de faire un diagnostic de leurs propres vies ?
Christophe Boutin : Les « passions tristes », dont on rappellera qu’elles nous renvoient tout simplement à nos faiblesses humaines, à nous qui ne sommes pas Jupiter, sont effectivement toujours un risque dans une France volontiers égalitariste. Il n’est pas dit d’ailleurs que le pouvoir macronien ne se serve pas de ce puissant levier pour se sortir de l’impasse qui est actuellement la sienne, en lançant la meute sur une autre bête – en « donnant le change » - grâce aux médias.
La rhétorique paternaliste que vous évoquez – et l’on s’est effectivement amusé à comparer dans la forme le discours d’Emmanuel Macron aux « enfants » qui ne comprennent pas le coût d’une réforme à celui tenu par Jean Dujardin, alias OSS 117, à des hippies sur la plage de Rio – témoigne en fait de l’enfermement du locuteur dans sa propre logique, supposée être la seule raisonnable. Or il n’en est rien. Il y a d’autres approches, et les « Gilets jaunes » savent parfaitement – ils le vivent chaque fin de mois – que pour des dépenses il faut des recettes, sans que « Papa » n’ait besoin de le leur répéter. Mais ils estiment qu’avant de choisir, soit de renoncer à des dépenses nouvelles pour ne pas augmenter les prélèvements, soit de couper dans les dépenses anciennes pour alléger les dits prélèvements, il conviendrait de s’interroger d’abord sur le bien-fondé de toutes ces dépenses.
C’est ce que fait tout Gilet jaune dans son quotidien – et c’est ce que n’a sans doute jamais fait de sa vie Emmanuel Macron : se demander, parce que l’on ne peut pas tout se payer, si telle ou telle dépense « en vaut la peine », si elle est bien prioritaire… l’assurance ou le ski ? la voiture ou l’écran plat ? de perte de pouvoir d’achat en perte de pouvoir d’achat, de déclassement en déclassement : les pâtes ou la viande ? la chemise ou les chaussures ?
Or dans les dépenses de l’État en 2019, il y a des tabous, des coûts inconnus, des chiffrages interdits, alors que ces questions de priorité deviennent particulièrement sensibles. Des éléments qui pourraient changer très largement l’appréciation ultérieure de ce que l’on pourrait faire, ou pas, avec un budget repensé sur ses priorités. Ce que veulent les « Gilets jaunes » est donc sans doute beaucoup moins utopique que ne le prétend le maître des horloges, et le paternalisme pédant que l’on a pu entendre dans les entretiens réalisés lors de l’hilarante manifestation des « Foulards rouges » n’a pas vraiment lieu d’être.
Edouard Husson : Nous nous trouvons dans un moment particulier, où le fait d’être hyper diplômé ne garantit pas une compréhension du monde. En fait, tous les commentateurs des “passions tristes” qui animeraient les Gilets Jaunes - et les 60% de Français qui les soutiennent - ont fait leurs études au moment d’un accès croissant à l’enseignement supérieur. Ils sont plus savants et se considèrent comme beaucoup mieux éduqués que ceux qui se sont arrêtés à l’enseignement secondaire ou sont allés vers des voies professionnelles, comme c’est le cas de nombreux Gilets Jaunes. Or, en fait, ce que nous montrent les Gilets Jaunes, en particulier dans les générations les plus âgées, c’est la qualité, qui a longtemps perduré, du système d’enseignement secondaire français.
Et là se pose une question simple: qu’est-ce qui prépare le mieux à comprendre la France des Gilets Jaunes: l’enseignement encyclopédique et normé des grandes écoles menant à des carrières tracées dans la haute fonction publique ou les grandes entreprises ou bien l’école de la vie qui a été celle de beaucoup de Gilets Jaunes? On a pu remarquer comment bien des énarques et des députés de LaREM, souvent jargonnants ou technos, étaient littéralement pulvérisés, sur les plateaux de télévision, par le bon sens des Gilets Jaunes. Le phénomène s’explique d’autant mieux que la formation reçue par les hyper diplômés dont nous parlons est très loin de la réalité du monde moderne, en particulier de la transformation du monde par la révolution de l’information. La “France d’en haut”, où l’on ne sait, la plupart du temps, utiliser que 5% des fonctionnalités de son smartphone ou de son ordinateur, n’a aucune perception réelle de la violence de la troisième révolution industrielle, qui a commencé par désindustrialiser la France puis qui est en train de rendre inutile une grande partie du secteur des services.
Au lieu d’éduquer et d’équiper la France dans le sens d’une adaptation au monde nouveau, les hyper diplômés ont en plus supprimé la flexibilité des changes et ouvert quasi-totalement les frontières commerciales. Ils ont accru les difficultés du peuple. Je veux bien que l’on dénonce l’Etat-providence, ou ce qu’il en reste, et l’importance de l’emploi public: mais ils ont servi de filets de sécurité à une population qui aurait sinon été réduite au sort de la Grèce. A vrai dire, au lieu de prendre des airs pincés devant le soulèvement des Gilets Jaunes, bien des observateurs devraient se demander comment notre peuple a pu être aussi patient et n’est pas, aujourd’hui, plus violent.
Comment la répression, policière et judicaire, peut-elle être perçue en ce sens ?
Christophe Boutin : La violence de la répression actuelle vient de trois choses, le mépris, la peur et le doute sur la légitimité. Le mépris d’abord. Quand on estime que les fameuses élites du « cercle de la raison »doivent être la minorité qui décide, et que le reste de la population est incapable de comprendre quoi que ce soit, ne reste pour s’imposer contre la volonté de la majorité ignare, quand la manipulation a échoué, que la violence. Une violence qui n’est pas si grave d’ailleurs, et devient même légitime, puisque c’est « pour leur bien ». L’infantilisation, toujours, et alors que l’on vient d’interdire la fessée dans les foyers, on en use dans les avenues et sur les ronds-points.
La peur ensuite. Un pouvoir qui a eu peur – pour son existence en tant que pouvoir mais aussi une peur physique - est un pouvoir qui sera sans pitié dans sa répression. Lorsque les jacobins présentent à Boissy d’Anglas, président de l’assemblée après Thermidor, la tête du député Féraud au bout d’une pique, ils signent leur arrêt de mort. Lorsqu’en juin 1848 les partisans de la République sociale font peur à l’assemblée nationale, elle appelle Cavaignac et ses troupes. Lorsque les Versaillais de 1871 réduisent cette Commune qui leur a fait si peur, c’est encore dans le sang. Or les « Gilets jaunes » ont fait et font encore peur.
Le doute sur sa légitimité enfin. Guglielmo Ferrero, dans son livre Pouvoirs a longuement disserté sur de danger pour les libertés des régimes qui doutent d’eux-mêmes, nés d’un coup d’État ou d’une trop heureuse combinaison des astres pour qu’elle ait été entièrement naturelle. C’est peut-être aussi une explication.
Edouard Husson : J’ai voulu laisser à Emmanuel Macron le bénéfice du doute; ou espéré qu’il pouvait parcourir le chemin inverse de François Mitterrand en 1983: prendre ses distances, en 2019, avec les élites néo-libérales et réconcilier la France d’en haut avec la France périphérique.
Mais la dureté de la répression policière, semaine après semaine, ne laisse aucun doute: le Président mène une politique de classe, une politique de défense des intérêts de la France la plus diplômée, la plus riche, la mieux adaptée à la mondialisation. Il est l’héritier d’Adolphe Thiers plus que de tout autre président français. Je suppose que je ne suis pas le seul à sentir monter indignation et colère face au contraste entre la violence exercée contre les Gilets Jaunes et le laxisme vis-à-vis des black blocks et des pillards de banlieue. Pire, la présence de ces deux dernières catégories à la fin des manifestations a été utilisée pour augmenter encore la violence de la répression exercée (dès le 24 novembre) contre les Gilets Jaunes. Vous avez raison de mentionner aussi le zèle d’un certain nombre de juges. On comprend bien la manoeuvre politique: ramener au Président l’électorat des Républicains qui s’était éloigné, depuis six mois. Intimider un électorat, qualifié de populiste, dont on pense qu’on ne l’aura jamais avec soi et qu’il vaut mieux repousser vers la droite ou vers la gauche, de manière à mobiliser encore plus au centre.
En quoi cette "petite France idéale" pourrait finalement ressembler à une France du suffrage censitaire ?
Christophe Boutin : Mais elle est cette France du suffrage censitaire, on le voit bien en regardant qui soutient le macronisme, car elle est la seule à pouvoir verser une certaine somme d’impôts, le cens. Quant à lui réserver le suffrage, deux principaux arguments étaient présentés en faveur de ce système quand il existait. Le premier était que seul celui qui contribuait aux recettes devait pouvoir, par son vote, orienter les dépenses, d’où la célèbre formule de Guizot appelant les Français à s’enrichir pour conquérir des droits politiques. Cet argument n’est pas recevable à partir du moment où les Gilets jaunes comptent dans leurs rangs nombre de contribuables – sans compter le paiement des taxes. Mais le second argument en faveur du suffrage censitaire liait lui l’aisance économique que symbolise le versement du cens à une capacité intellectuelle. Ayant fait la preuve de ma valeur par la réussite économique, je fais bien partie du « cercle de la raison » et gagne mon droit de participation politique, car je suis « compétent ».
« Compétent » était d’ailleurs le mot à la bouche des manifestants des « Foulards rouges » de dimanche dernier. À les en croire, il faudrait laisser parler les gens compétents, les écouter, les suivre, les respecter. Mais la compétence n’est en rien un gage de bonne politique ! Ce sont des gens compétents qui depuis quarante ans ont conduit notre pays à la situation actuelle. C’est de manière très compétente qu’aujourd’hui les services publics sont dépecés, le patrimoine bradé, les acquis sociaux contournés, la souveraineté oubliée, l’identité détruite et peut-être même l’insécurité installée.
Mais encore faut-il pour que fonctionne efficacement un régime censitaire que ceux qui sont exclus du champ politique trouvent le pouvoir des autres légitime, un mot sur lequel on bute toujours. Comme le disait si bien cet apôtre du suffrage censitaire que fut Emmanuel Sieyès, « l’autorité vient d’en haut, la confiance vient d’en bas ». Et sans cette confiance, nettement plus difficile à regagner qu’à perdre, plus rien ne fonctionne sans cette suite de tensions et de répressions que nous connaissons.
Edouard Husson : Il ne faut pas oublier qu’Emmanuel Macron n’a rassemblé que 24% des suffrages exprimés au premier tour de la présidentielle; ni que son score de second tour, rapporté aux électeurs inscrits est d’un peu moins de 50% - face à Marine Le Pen, qui rassemble 25% des inscrits. Pour comparer, Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen en 2002, c’était du 65% contre 14% rapporté aux inscrits. Le candidat du système perd 15 points en 15 ans ! Le candidat populiste en gagne 11 sur la même période.
Rares sont les candidats comme Barack Obama qui regardent en face les fragilités de leurs victoires et en tirent des conséquences pour une campagne de réélection. Emmanuel Macron a cru qu’il avait gagné sur sa personne; alors qu’il n’est président que parce que Fillon a été massacré par son propre parti et Bayrou ne s’est pas présenté. En fait, ce que l’on voit clairement à l’indice de popularité actuel du Président, c’est qu’il correspond en gros à son score du premier tour rapporté aux électeurs inscrits: Emmanuel Macron a rassemblé 18,5 % des inscrits.
Il y a une vieille et belle formule française qui dit que “le roi de France oublie les querelles du Dauphin”. Un chef de l’Etat ne peut pas rester le candidat ni le chef de parti qu’il a été. Il doit tout faire pour rassembler. Or, Emmanuel Macron non seulement ne rassemble pas mais semble raidir ses positions au fur et à mesure qu’il rencontre de l’opposition. Au rythme où cela va, vous avez raison, on va vers la réduction des soutiens à une France du suffrage censitaire.
Remarquez qu’il se passe la même chose en Europe: à force de s’arc-bouter sur des positions fédéralistes radicales, Emmanuel Macron a ramené l’Europe des 27 au couple franco-allemand.