« Macron devrait passer plus de temps avec les patrons de nos PME qu’avec les multinationales »
Entretien avec Michel Pinton, cofondateur de l'UDF
Cofondateur de l’UDF, compagnon de route critique du président Giscard, ancien maire de Felletin (Creuse), l’octogénaire Michel Pinton parle en homme libre. Son nouveau livre L’identitarisme contre le bien commun (FYP éditions) brosse un portrait décapant de nos élites politiques et dénonce leurs illusions. Comme le révèle le mouvement des gilets jaunes, la fin des Trente glorieuses a sonné le glas de la croyance naïve dans la formation d’une grande classe moyenne pro-européenne. Dans son petit essai mordant, Michel Pinton avait vu venir la crise. Entretien avec un politique enraciné.
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Vous commencez votre livre en rapportant l’une de vos conversations avec l’ex-président Giscard. Au début des années 90, ce dernier croyait à la constitution d’une large classe moyenne à fort pouvoir d’achat en France, en Allemagne et en Italie qui appuierait la construction d’une Europe fédérale et contribuerait à la construction d’une république européenne axée autour d’un consensus libéral. Pourquoi le centriste historique que vous êtes s’oppose-t-il à ce schéma ?
Je ne m’y oppose pas : je constate qu’il est périmé. Giscard imaginait en 1990 que l’avenir appartenait à une classe moyenne nombreuse – deux Français sur trois selon lui – stable et prospère. Il la voyait unie dans quelques valeurs inébranlables, au premier rang desquelles la liberté et la tolérance. Il pensait enfin que ce groupe, central puisque majoritaire, serait en même temps centriste sur le plan politique.
Il est frappant d’observer que l’intuition de Giscard a été reprise par tous ses successeurs, de Mitterrand – après 1983 – jusqu’à Hollande et Macron. Tous ont essayé de gouverner au centre, en se plaçant au centre gauche ou au centre droit selon les circonstances. Tous ont exalté les valeurs de liberté et de tolérance. Tous ont poursuivi ce même rêve européen. Tous ont mis la classe moyenne au cœur de leurs discours, sinon de leurs actes. C’est en cela que Giscard marque encore la politique française.
Or, l’histoire n’est pas allée du tout dans la direction qu’il avait annoncée. La classe moyenne a fondu au lieu de s’agrandir et elle s’est fracturée au lieu de s’unir. Les chiffres montrent que la plus grande partie de ses membres se sont appauvris. Ils sont tirés vers le bas. Une autre partie – appelons-la la jeune bourgeoisie des grandes villes – s’enrichit et rejoint la classe supérieure dans son opulence et ses goûts. Elle seule cultive encore les valeurs de tolérance et de liberté. Elle seule reste farouchement pro-européenne. Ceux qui sont déclassés se méfient de plus en plus de valeurs dont ils voient les conséquences nocives. De même pour l’Europe.
En réalité, les Français, loin de se rassembler de plus en plus au centre, s’en vont massivement vers les extrêmes de gauche et surtout de droite. Le centrisme ne fait plus recette, comme en témoigne l’assise populaire très réduite dont dispose Emmanuel Macron. Le mouvement a commencé bien avant lui. On en trouve les premières traces dès 1988, avec la soudaine percée de Le Pen à l’élection présidentielle.
Pour rassembler les Français, Giscard a conclu des compromis sociétaux (loi Veil qui l’égalise l’avortement sans le banaliser) et économiques (ouverture de l’économie à la mondialisation et indemnisation des chômeurs) aptes à apaiser la société. Pourquoi jugez-vous cette politique des petits pas contraire au bien commun ?
Parce qu’un compromis, même soigneusement construit, ne répond pas de lui-même aux exigences du bien commun. Il peut être instable ou trompeur. C’est le cas des deux exemples que vous citez. La Loi Veil n’a pas été un compromis stable. Elle a rapidement penché vers la gauche, c’est-à-dire à une libéralisation de plus en plus grande. Quant au compromis entre mondialisation de l’économie et indemnisation généreuse des salariés licenciés, il est un faux semblant : les multinationales en tirent des avantages financiers définitifs et ceux qui ont perdu leur emploi n’y gagnent qu’un soulagement temporaire.
Repassons à la politique. Etranger au régime des partis, peu enclin à la démagogie, pourquoi Emmanuel Macron ne serait-il pas en mesure de comprendre et de répondre à la détresse des Gilets jaunes?
Jusqu’à présent, il en a été incapable et je crains que ce soit définitif. Que veulent les Gilets jaunes ? Des choses assez simples. Avoir une rémunération à la fois stable et suffisante pour payer sa nourriture, obtenir un logement, fonder une famille, vivre dans la région qu’ils connaissent. Bref, mener une vie digne, même si elle est modeste. Tout gouvernement soucieux du bien commun a le devoir de rendre de telles exigences accessibles à tous les citoyens.
Or, ce n’est pas du tout la politique d’Emmanuel Macron. Le but qu’il poursuit c’est d’adapter notre pays au libéralisme mondialisé, notamment dans la version qu’en représente l’Union Européenne. Ce libéralisme-là signifie en pratique compression des rémunérations des classes inférieures, écart grandissant entre les bons établissements d’enseignement où les riches se réfugient, et les autres, précarité des contrats de travail des moins qualifiés, habitat populaire détérioré, augmentation rapide des queues aux banques alimentaires et j’en passe. Il est vrai que cet écart de plus en plus grand entre la France du haut et celle du bas a commencé bien avant Macron. Mais il n’y prête aucune attention. Emporté par son rêve de rationalité économique qui le tourne vers les « premiers de cordée », il accentue, sans en être conscient, la déchirure entre les deux France. Il nous annonce, qu’il va tirer du « grand débat », des conséquences « fortes ». Etant donné sa manière de voir la société française, je suis dubitatif.
N’enterrons pas trop tôt le grand débat. Vous ne cessez d’invoquer le bien commun. Or, Rousseau nous a appris que la volonté générale n’était pas la volonté de la majorité de la population. Partant, sur des questions aussi clivantes que le mariage homosexuel, la PMA/GPA, dans une société fragmentée comme la nôtre, comment définir et réaliser le bien commun ?
La règle fondamentale qui définit le bien commun signifie que le pouvoir politique a l’obligation de veiller à ce qu’aucune catégorie sociale, si petite qu’elle puisse être, ne soit sacrifiée au bien-être d’une autre. C’est simple et clair. Appliquez cette règle aux questions que vous mentionnez et vous réaliserez le bien commun des Français. Sur les questions sociétales, comme la PMA, ne prend on pas le risque de sacrifier des enfants incapables de s’exprimer au bien être d’adultes qui ne pense qu’à leurs désirs individuels ? La réponse est pour le moins à débattre.
Creusois, vous voyez dans la fermeture de l’usine Philips d’Aubusson en 1987 le début de la fin de la mondialisation heureuse. Face à la concurrence des pays émergents à la main d’oeuvre bon marché qui montent en gamme, notre industrie peut-elle survivre sans barrières aux frontières ?
Ce que Philips a fait en 1985 à Aubusson, s’est reproduit dans beaucoup de villes françaises. Souvenez-vous par exemple, de la fermeture de l’usine Whirlpool à Amiens il y a deux ans. Les grandes multinationales sont impitoyables. Elles sont lancées dans une course effrénée vers des profits toujours plus grands. Je ne pense pas que des barrières administratives empêchent ce genre de comportement, même s’il est extrêmement destructeur pour les salariés licenciés, leurs familles et les communes qui en sont victimes.
Pour autant, l’ouverture à la concurrence universelle ne doit pas nous faire peur. Ce ne sont pas seulement Paris, Lyon ou Toulouse qui résistent victorieusement à la pression de la mondialisation économique. Je décris dans mon livre comment une petite entreprise, dont la vocation est une activité apparemment condamnée – la tapisserie – et qui est installée dans une commune rurale enclavée, a réussi, en entente étroite avec le conseil municipal, à conquérir des marchés aux Etats Unis, en Chine, en Russie, aux Pays Arables du Golfe. Elle a créé 50 emplois au fond de la Creuse. C’est ce type d’entreprises solidement enracinées, imaginatives et audacieuses que les pouvoirs publics doivent soutenir, parce qu’elles ne songent pas à quitter le sol national. J’ai du mal à comprendre pourquoi Emmanuel Macron courtise les présidents étrangers de multinationales, en les invitant à dîner à Versailles, au lieu de passer plus de temps avec les patrons de nos PME. Les premiers le décevront ; les seconds s’ils sont encouragés, feront notre force pour le maintien de l’emploi et l’exportation.
Maire de Felletin de 1995 à 2008, vous avez observé la désertification de la France rurale. Si le démantèlement des services publics, la fuite des cerveaux et les déserts médicaux sont problématiques, l’Etat et les collectivités rurales ont-elles encore les moyens de maintenir la même offre de services que sous les Trente glorieuses ?
Bien sûr que l’Etat a les moyens s’il le veut ! J’attire votre attention sur un phénomène que les médias et l’opinion publique connaissent mal. Depuis une vingtaine d’années, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont délaissé l’idée de décentralisation des pouvoirs publics. Sous prétexte d’efficacité et de compression des dépenses, ils se sont livrés – Macron y compris – à une recentralisation sournoise. Ils mettent les libertés locales sous la tutelle d’organes technocratiques. Or, cette recentralisation cachée est très coûteuse. Elle génère des gaspillages à peine croyables. Si un gouvernement décidé reprenait demain le chemin d’une véritable décentralisation, il n’aurait aucun mal à la financer.
Mais il ne faut pas limiter notre attention aux questions budgétaires. La recentralisation actuelle a un autre coût qui n’est pas directement mesurable. Elle entraîne découragement et passivité chez les acteurs locaux. En témoigne la proportion grandissante de maires qui renoncent à leur fonction ou qui n’envisagent pas de se représenter. Comment un gouvernement peut-il d’un côté glorifier l’initiative, inciter à la prise de risque, applaudir à la création d’entreprises et, de l’autre, étouffer les élans, contraindre à d’interminables procédures, pratiquer la « verticalité » de l’autorité ? C’est une contradiction étonnante dont la France provinciale supporte le poids bien plus que Paris. Elle est une des causes de sa révolte actuelle.
Vous consacrez de longs passages à la non-intégration des Turcs de Bourganeuf (Creuse), dont les ancêtres sont arrivés il y a plusieurs décennies pour fournir la région en bûcherons. Très nationaliste, animée d’un fort esprit de corps, solidaire d’Erdogan, cette communauté est-elle insoluble dans la société française ?
Non. Les Turcs de Creuse, comme bien d’autres communautés étrangères en France, ne sont pas insolubles dans la société française. C’est le système libéral dans lequel ils vivent avec nous, qui rend leur intégration impossible. Cette distinction me parait décisive pour comprendre la vraie nature du problème de l’immigration.
Le libéralisme économique actuel signifie, dans les milieux populaires, insécurité professionnelle, c’est-à-dire contrats précaires, salaires bas et hantise du chômage. S’y ajoute le libéralisme sociétal ou, si vous préférez, le libéralisme des mœurs. Dans les milieux populaires, il se traduit par une grande insécurité familiale, dont témoignent l’explosion des divorces, la multiplication des familles monoparentales, le nombre grandissant des personnes seules, entre autres. Les doctrinaires de droite justifient volontiers la première de ces insécurités mais dénoncent la seconde. Les penseurs de la gauche condamnent la première mais voient dans la seconde une forme de libération individuelle. L’idée centrale de mon livre est de montrer que ces deux insécurités du libéralisme actuel sont inséparables et que leur conjugaison suscite un immense désarroi sur les petits de notre société. C’est dans ce terreau que le mouvement des gilets jaunes a pris racine.
Que font les Turcs que je décris, dès qu’ils sont confrontés à notre système libéral dit avancé ? Ils comprennent très vite le caractère purement utilitaire de la vie sociale qui leur est offerte. Ils ont appris à en tirer tous les avantages pratiques à leur portée. Ils connaissent bien notre panoplie de subventions, d’allocations et d’indemnités. Pour le reste, ils se défendent contre la double insécurité dont je viens de parler en se barricadant dans leurs modes de vie et leurs liens familiaux. Il nous est quand même difficile de leur reprocher de se replier dans leur culture d’origine alors que nous soumettons la notre à une hyper-critique impitoyable. C’est en ce sens que notre système libéral est incapable de réussir quelque intégration que ce soit. Il ne le cherche même pas. Ne nous laissons pas égarer par ses discours trompeurs sur la tolérance et le respect des libertés humaines.